Disclaimer
Cet article sur les lignes de fuite fait partie d’une série, qui est en grande partie la traduction en français d’articles en anglais provenant de mon blog préféré sur la street photography, celui d’Eric Kim. Il s’est imposé comme la référence en la matière. Ses articles sont denses, intéressants et très accessibles, vous ne trouverez pas d’équivalent dans un livre ou dans un magazine. J’ai la chance de pouvoir lire l’anglais assez facilement et je vais vous en faire profiter. Mettre sur son blog du contenu d’un autre site, c’est une idée un peu incongrue au départ. Cela l’est moins si l’auteur du contenu d’origine l’a rendu open source et si il y a également un travail de traduction et d’enrichissement dessus.
J’ai malgré tout hésité, puis j’en suis venu à la conclusion que le but du blog était avant tout de permettre au plus grand nombre de bénéficier de conseils gratuitement. Le texte ne sera pas totalement fidèle, il y aura des choses modifiées, supprimées et ajoutées, car oui cela ne sera pas qu’un exercice de traduction, je vais ajouter également mes commentaires. Donc si vous connaissiez l’article en anglais vous pourriez bien apprendre des choses supplémentaires.
Les lignes de fuite
Dans cette nouvelle leçon de composition, nous allons aborder les lignes de fuite.
Les lignes de fuite font partie des éléments fondamentaux lorsqu’il s’agit de techniques pour composer une image. Il y a de fortes chances que vous en ayez déjà entendu parler. Cependant, il s’agit d’une technique que l’on applique peu. C’est dommage, car ne pas les identifier peut être une source de problème. Par exemple, Il est fréquent d’avoir une « mauvaise » ligne de fuite dans l’arrière-plan d’une image. Elle guide les yeux à l’opposé du sujet principal plutôt que vers celui-ci.
La première question que l’on se pose intuitivement quand on regarde une photo est: « Quel est le sujet? »
S’il n’est pas facile d’identifier le sujet principal, cela crée une sorte de malaise, on est comme désorienté, on cherche désespérément le sujet…
Heureusement, on peut faire intervenir les lignes de fuite, pour pointer vers le sujet principal et aider celui qui regarde la photo. On peut imaginer les ligne de fuite comme des panneaux de circulation qui afficheraient « C’est ici qu’il faut regarder ! «
Nous allons voir quelques exemples pour illustrer ceci:
Josef Koudelka : SLOVÉNIE. 1963. Jarabina.
Dans cette puissante photo de Josef Koudelka pour son livre « Les gitans », un homme menotté est au centre de l’image, observé par une foule de curieux en arrière-plan. L’histoire derrière la photo : Cet homme est accusé de meurtre et il va être pendu.
On sent une forte tension se dégager de la photo. L’homme a de la peur dans le regard et la mort s’affiche sur son visage. Ses mains sont recroquevillées devant lui (attachées par les menottes). Ses bras sont situés bien le long du corps. Il semble être déjà mort. On dirait qu’il n’essaye pas de se battre contre son destin. Qu’il est prêt à lui faire face. En arrière-plan les personnes observent et suivent l’ensemble de l’événement. On peut également identifier des policiers qui maintiennent l’ordre.
Il y a une petite ligne de fuite subtile dans la photographie. Pouvez-vous la distinguer ?
Si l’on regarde la ligne dans le sol, elle pointe tout droit vers l’homme condamné.
Dans le livre “Looking at Photographs” de John Szarkowski, conservateur du musée MOMA (musée d’art moderne de New York). Il nous explique qu’il assimile la ligne du sol à un crochet, qui viendrait s’accrocher à l’homme et le tirer vers sa mort imminente. L’illustration suivante permet de montrer ce sentiment d’un crochet qui viendrait tirer cet homme vers la droite, où se situe sa mort hors champs:
Vous pouvez constater que cette photo fonctionne au niveau émotionnel (l’expression de tristesse sur le visage, les menottes, les gens qui l’observent se rendre vers sa mort imminente) et au niveau aussi de la composition avec cette ligne de fuite très efficace.
Cette photo nous laisse aussi de la place pour l’imagination. On voit cet homme avec le regard fixe et on n’a aucun mal à imaginer qu’il est en train de regarder son poteau de pendaison, ou la voiture qui va l’y conduire. Laisser des éléments importants hors champs donne envie de s’attarder plus longtemps sur une photo.
Henri Cartier-Bresson FRANCE. 1932. Marseille. L’allée du Prado.
Cette photo est un classique d’Henri Cartier-Bresson. Elle est assez intrigante. L’homme a un grand chapeau rond, une grande cape noire qui lui couvre tout le corps et un parapluie sur le côté. Une cigarette semble sortir de sa bouche. Il regarde Henri Cartier-Bresson. On dirait que le photographe a pris cette homme par surprise et que celui-ci s’est retourné, se demandant ce qu’il se passait.
En arrière-plan, des arbres sans feuilles forment une allée qui va tout au fond. L’ensemble de la photo est sombre, mystérieuse et un peu sinistre.
Au niveau de la composition, vous pouvez voir les lignes de fuite pointer directement vers la tête de l’homme (le sujet principal):
La manière dont Henri Cartier-Bresson a pris sa photo est cruciale. Il s’est positionné de manière à ce que la tête de l’homme soit parfaitement au milieu du cadre et entre les arbres. S’il s’était baissé un peu, il aurait raté sa photo. Un exemple avec Photoshop montre ce que cela aurait pu donner s’il s’était baissé davantage:
Un petit changement de position et le résultat n’aurait pas été aussi puissant que la photo obtenue. Un léger décalage à gauche ou à droite aurait aussi faussé le résultat puisque la tête du sujet aurait fusionné avec les arbres et les lignes de fuites auraient pointé à côté.
Si vous voulez obtenir des photos de ce type avec des lignes de fuite. Il faut se concentrer pour avoir le bon angle et la bonne perspective. Si la perspective n’est pas bonne, il faut se déplacer un peu. Il faudra parfois se baisser ou lever l’appareil. Souvenons nous qu’utiliser nos genoux peut faire une énorme différence (éviter autant que possible de vous plier pour ménager votre dos).
Josef Koudelka / SLOVÉNIE. Kendice. 1966. Gitans.
Parfois les lignes de fuite ne sont pas évidentes. Cette photographie de Josef Koudelka (aussi de son livre « Gitans ») en est une bonne illustration. Nous pouvons voir trois sujets. Il y a deux hommes et un enfant en bas à droite.
Mais lorsque l’on regarde la photo, ils ressortent tous et captivent notre attention. Pourquoi ?
Cela est dû à la ligne de fuite. Vous devez l’avoir repéré, même si elle est un peu moins évidente. L’illustration du dessus permet de la montrer:
Cette photo est vraiment percutante, et c’est le genre de composition qui fait de Josef Koudelka un photographe si talentueux. La composition est simple et efficace.
Est ce qu’il a demandé à ces personnes de se positionner à ces emplacements? Difficile de le dire, il est possible qu’il ait vu cette scène et qu’il ait pris la photo. Mais en réalité, il a probablement voulu faire la photo des deux hommes et à ce moment-là il a vu la ligne de fuite en arrière-plan et a voulu combler l’espace en bas à droite. Il a pu voir à ce moment-là un enfant pas loin et lui a demandé de se mettre à cet endroit. La photo nécessite cet enfant pour être équilibrée. Imaginons cette photo sans l’enfant :
Avec un peu de Photoshop, l’enfant a été retiré de la photo. Vous avez pas l’impression maintenant qu’il manque quelque chose? Si c’est le cas c’est à cause de la ligne de fuite. S’il n’y avait pas cette ligne de fuite, ce serait moins gênant:
Maintenant que l’on a enlevé la ligne de fuite dans l’illustration 3, les choses vont mieux. Certes la photo a maintenant beaucoup moins d’intérêt mais il n’y a rien qui gène.
Les lignes de fuite ont ce pouvoir de guider les yeux à travers le cadre. Si on les utilise correctement, on peut obtenir une composition forte. Mais si les lignes de fuites emmènent les yeux ailleurs que là où l’on veut, l’effet est inverse et cela va distraire l’attention.
Constantine Manos. USA. 1988. Florida. Daytona Beach. “American Color”
Les lignes de fuite peuvent être aussi utilisées par des panneaux ou la direction dans laquelle regardent les personnes.
Dans cette photographie de Constantine Manos issue de son livre « American Color », on peut distinguer deux flèches. L’une de ces flèches où il est écrit « New York Style Pizza » pointe vers l’homme complètement à droite. Mais ce qui est intéressant c’est la manière dont l’homme à droite regarde au loin vers la gauche par dessus son épaule. Au même moment un homme est dans l’ombre à gauche et un panneau « One way » pointe dans sa direction.
Nous allons pouvoir mieux comprendre les différentes interactions entre les deux hommes, leurs regards et les panneaux dans l’illustration suivante :
Il y a également des lignes de fuite dans le mobilier urbain et les immeubles en arrière plan. La plupart pointent vers la gauche:
La majorité des lignes pointent vers la gauche car si on devait les prolonger, elles finiraient par se couper du côté gauche. Alors que du côté droit elles ne feraient que s’éloigner les unes des autres.
Ce qui crée une tension dans cette photo est que l’homme à gauche qui marche droit devant lui, va finir par passer devant l’homme à droite et croiser son regard.
Vous devez lire cette analyse et vous demander si c’était vraiment l’intention du photographe lorsqu’il a pris cette photo que tous ces éléments ressortent de cette manière.
On peut en douter, mais ce n’est pas ce qui importe. Une fois la photo prise, c’est ce qu’il s’en dégage. Et si le photographe l’a sélectionné après coup, c’est notamment pour ces raisons.
Dans les exemples précédents, vous avez vu que les lignes de fuite vont généralement dans la même direction. Dans cet exemple, les flèches se croisent dans différentes directions :
Henri Cartier-Bresson / USA. 1947. New York. Manhattan.
Pour conclure notre série d’exemples, retournons sur une photo d’Henri Cartier Bresson. La photo d’un homme seul assis sur un trottoir dans une ruelle de New York. Les mains sur ses genoux regardant face à lui un petit chat (ou chien). La distance du sujet avec le photographe, l’omniprésence des allées et de la ville les fait paraître minuscules. Mais il a réussi à capturer un beau moment entre l’homme et l’animal.
En matière de ligne de fuite, c’est assez simple. L’ensemble de l’allée et des bâtiments pointent vers le sujet qui est situé au centre du cadre:
Cette photo est d’autant plus intéressante que c’est une situation que n’importe qui peut photographier. N’importe qui dans un environnement urbain peut exploiter les lignes de fuite naturelles que forment les allées et les immeubles.
Bonus
Un petit bonus avant de conclure ce chapitre. Un dimanche soir, avec la télé en fond, j’étais en train de travailler sur mon pc, quand une image m’a frappée. La journaliste se tenait debout au milieu de son plateau et tout le décor semblait la mettre en valeur.
Je n’ai pu retrouver qu’une image d’elle assise derrière son bureau sur Google. L’effet fonctionne un peu moins bien mais vous pouvez facilement imaginer le résultat.
N’y aurait il pas quelques lignes de fuites plus ou moins dissimulées pour forcer nos yeux à ne regarder que la journaliste, ajoutez à cela le contraste de sa tenue avec le reste et vous pouvez être sûr que vous serez comme hypnotisé. Si vous vous demandez pourquoi vous êtes resté assis devant votre télé pendant 30mn à ne pas la lâcher du regard… Peut-être que la raison va au-delà de la pertinence de ses propos. Oui les techniques de photo peuvent s’exercer partout où il y a de l’image.
Conclusion
Les lignes de fuite sont une excellente manière pour un photographe de rue (débutant ou avancé) de créer plus de tension, de concentration et de direction dans leurs photos. Quelques astuces pratiques
1. Chercher des lignes de fuite pour ajouter vos sujets
Souvent il y a certaines structures dans l’arrière-plan qui fonctionnent bien avec les lignes de fuite. Cela inclut les allées, les signes dans la rue ou le point où convergent toutes les lignes de fuite. Essayer de mettre vos sujets à l’intersection des lignes, là où les lignes conduisent.
2. Observer où les gens regardent
Quelques exemples moins évidents de lignes de fuite sont là où regardent les gens. Nos yeux cherchent naturellement à regarder au même endroit que là où regardent les gens dans le cadre. Par exemple dans la photo de Constantine Manos ou nos yeux sont dirigés vers là où ou regardent les deux hommes.
3. Demander à votre sujet de bouger
Si vous voyez une superbe ligne de fuite dans l’arrière plan, n’hésitez pas à demander à votre sujet de se décaler légèrement à gauche ou à droite. Cette petite différence peut tout changer et vous permettre de profiter totalement de la ligne de fuite.
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